"Par l'art, pour l'humanité" à quoi bon?

Hiver 2012 : Vincent Goethals me contacte pour m’inviter au Théâtre du Peuple avec cinq autres auteurs. Il nous commande à chacun des textes de dix minutes autour d’un même thème, « Terres et Territoires ». Je ne connais pas Vincent mais je connais et j’aime le travail de certains des dramaturges invités, je suis curieuse ce de lieu dont j’ai tant entendu parler, bref je suis contente. Dix minutes, c’est court pour développer une intrigue mais, fortement inspirée par les printemps arabes, j’écris un texte autour d’une Première Dame qui a dix minutes pour quitter son palais.

Été 2012 : Je fais connaissance avec ce lieu magique. Comme des milliers d’auteurs, de comédiens, de metteurs en scène, d’artistes amateurs, de bénévoles, de spectateurs qui s’y sont succédés avant moi, j’y vis un moment magique. Je comprends enfin pourquoi tous en parlent avec cette lumière dans les yeux : c’est celle qui pénètre cette incroyable bâtisse en bois, quand les portes s’ouvrent sur la forêt vosgienne pendant les spectacles, comme c’est la tradition depuis plus d’un siècle.

J’en repars, me disant que j’y reviendrai certainement en spectatrice. 

Hiver 2014 : Vincent Goethals vient voir mon travail au Théâtre de Suresnes, dit l’avoir aimé. Je pense secrètement à une éventuelle collaboration puisque de mon côté j’avais admiré sa mise en scène de Caillasses de Laurent Gaudé mais, trop fière pour proposer un texte à un metteur en scène, je n’en dis pas mot.

Hiver 2015 : Un soir où je sors de répétition, déprimée par les nouvelles de Turquie (mon pays natal) où la situation politique se durcit de plus en plus, je trouve un message de Vincent sur mon répondeur. Cette fois-ci, c’est pour m’inviter « pour de vrai ». Pour que j’écrive la version longue du texte afin de le monter en 2016. Je suis folle de joie. Je sens que je tiens un personnage et une situation fertiles, que je peux en faire quelque chose. Et puis, imaginer l’ouverture de ces portes mythiques lors de la scène finale de cette histoire ubuesque, songer à l’instant précis où l’air de la forêt soufflerait sur mes mots, rêver de cette lumière qui entrerait dans le palais de ma folle Première Dame est en soi un grand projet.

Je m’y mets très vite.

Printemps 2015 : Je finis une première version, sans conviction. Nous commençons à échanger avec Vincent sur le texte. Je constate, avec joie, qu’il fait partie de ces metteurs en scène qui aiment les écritures contemporaines mais sans aucune ambiguïté quant aux places des deux dramaturges d’un même spectacle : l’auteur et le metteur en scène qui doivent travailler la main dans la main. Cela me va parfaitement. Il me conseille avec intelligence et bienveillance lors de la réécriture et me consulte sur ses choix qui commencent à se dessiner pour sa future mise en scène.

Été 2015 : Le Théâtre du Peuple me fait un deuxième cadeau : On m’invitera également comme metteure en scène, à venir présenter un autre spectacle que je vais créer en 2016 au Festival d’Istanbul. On m’ouvrira la petite salle, l’ancien atelier de construction de décors. Je la visite. Elle a beaucoup de charme et elle convient parfaitement pour ce spectacle qui s’appelle E-passeur.com. Je repère la petite porte au fond de l’atelier et je décide que je l’ouvrirai pendant une scène, comme c’est la tradition pour les spectacles qui ont lieu dans la grande salle.

La lumière se glissera donc une deuxième fois sur mes mots, lors de ce deuxième spectacle, même s’il est moins ambitieux en terme de production.

Automne 2015 : Je termine le texte de Lady First, j’envoie cette ultime version à Vincent. Je reçois de jolis compliments de la part de toute l’équipe. Je fais maintenant partie de cette « famille » bussenette : je fais des allers-retours en train, je participe aux réunions, aux lectures, aux premières répétitions, aux conférences de presse, je réfléchis sur une foule de petites choses à chaque fois que l’on souhaite avoir mon avis. Les comédiens sont merveilleux, les équipes sont formidables, je suis accueillie avec une grande hospitalité, je vis un rêve éveillé.

Fin 2015 : Je commence les répétitions de E-passeur.com en langue turque, j’en termine l’adaptation en français et commence à préparer ce spectacle que je présenterai dans la petite salle alors que Vincent et ses équipes s’affairent autour de Lady First, en préparation pour la grande salle.

Début 2016 : L’aventure continue d’être idyllique puisque j’apprends que les éditions de l’Avant-Scène décident de publier les deux textes, Lady First et E-passeur.

Note de l’auteure : Ami(e) lecteur/lectrice, je ne sais pas si tu vois ce que cela peut vouloir dire d’être publiée par cette maison d’édition pour une auteure dramatique qui a adopté la langue de Molière sur le tard : j’ai fait connaissance avec cette revue qui trônait chez tous ceux qui faisait partie de l’élite théâtrale istanbuliote lors de mon enfance. Plus tard, adolescente, je crois ne pas avoir loupé une seule de leurs publications. J’ai un souvenir ému des après-midis où je courais à la bibliothèque de l’Institut français d’Istanbul le cœur battant pour emprunter le dernier numéro et rêver devant les photos des comédiens français posant dans ces théâtres parisiens somptueux.  Voilà donc, ami(e) lecteur/lectrice, pourquoi le fait d’avoir un double numéro dans cette collection me fit l’effet de la cerise sur le gâteau ou de la crème caillée sur le baklava (selon que l’on regarde depuis Paris ou Istanbul).

Une fois l’émotion passée, plus ou moins habituée à l’idée de voir mon nom inscrit sur la couverture de la revue théâtrale préférée de mes jeunes années istanbuliotes, je savoure les répétitions des deux spectacles qui se préparent parallèlement. Les vidéos commencent à se tourner, les costumes à se dessiner, la scénographie à se construire. Je décide que, comme je l’ai fait pour chacun de mes textes, je vais dédier ces deux pièces aux personnes que j’aime et ce seront cette fois-ci mes deux fils. Lady First et E-passeur.com sont des textes qui parlent de révolutions, de grands changements sociétaux, de la recherche d’un monde meilleur et je trouve que cela fait parfaitement sens d’y voir inscrits les prénoms de mes enfants. Ils sont surpris et je crois, un peu fiers en voyant les dédicaces sur les épreuves que l’éditeur m’envoie. « Oui, je sais, il y a des mamans qui offrent des vélos, moi, je suis une maman qui offre des phrases en italique en bas de page ! » leur dis-je. Nous rions. 

Comme rarement dans ma vie d’auteure, j’ai un sentiment de « plénitude ». Je rêve de cet été 2016 qui approche. De cette lumière vosgienne qui se glisserait sur les deux plateaux du Théâtre du Peuple et qui traverserait ces deux Mésopotamie imaginaires que j’aurai créées de toutes pièces.

Printemps 2016 : Je préviens tous ceux que j’aime. Je leur dis que ça sera particulier, que je veux qu’ils soient là. Ils répondent présents, je réserve les places, ils réservent des chambres. Je suis heureuse, je sens que je vais vivre l’une des plus belles expériences théâtrales de ma vie. 

Puis vient l’été. Et tout bascule.

Été 2016 : Un été meurtrier. L’horreur absolue dans mon pays natal. Attentats sanglants, cadavres d’enfants, ambiance de guerre civile, images atroces déferlant sur le net s’ajoutent au spectacle terrifiant de centaines de milliers de réfugiés syriens, irakiens, afghans essayant de traverser la Turquie dans l’espoir de rejoindre l’Europe.

La nuit du 15 juillet 2016 : Quelques jours avant les deux premières de Lady First et de E-passeur, alors que je suis en Avignon pour défendre une création radiophonique et une lecture, en pleine nuit, je commence à recevoir des messages me demandant si je vais bien. Je vais sur internet mais ça ne marche pas. Je m’étonne de la lenteur du wifi de l’élégant hôtel de l’Horloge mais je comprends assez vite que c’est l’internet turc qui est asthmatique. Je reçois des informations au compte-gouttes. Il y a de quoi devenir folle. J’aperçois sur Twitter quelques images postées par les internautes : des F16 volant au dessus d’Istanbul avec un bruit assourdissant, des bagarres de rue, du pont du Bosphore pris d’assaut par des chars. Je parviens à avoir des nouvelles de mes proches, ils sont sains et saufs mais ils ont peur. Personne ne sait ce qui se passe vraiment.

Le lendemain, je suis devant le public au Conservatoire d’Avignon sans parvenir à me concentrer. Dès que j’ai une seconde, je vais sur Twitter et je commence à comprendre. C’était une tentative de putsch, heureusement avortée. Comme beaucoup de Turcs suffisamment âgés pour avoir vécu plusieurs coups d’état, je peux aisément imaginer l’horreur qui aurait pu arriver si elle avait réussi. Mais je sais pertinemment que bien qu’ayant échoué, elle coûtera cher à la démocratie turque déjà trop fragilisée puisque le régime va incontestablement se durcir : les dirigeants ne prendront pas le risque d’être renversés par l’armée. Quelque chose d’irréversible est en train de se passer là-bas.

Les jours qui suivent, l’horreur s’amplifie : les purges commencent dans tous les milieux, les droits de l’homme sont de plus en plus bafoués, les milices armées font des rondes, des foules en colère réclament le retour de la peine capitale, l’ambiance de délation généralisée divise une société déjà polarisée. Le bilan humain, économique, politique, est extrêmement lourd, le climat irrespirable. Je ne reconnais plus mon pays. Mes amis, ma famille, mes collègues, tous ceux qui me ressemblent ont peur. J’ai peur, moi aussi, à des milliers de kilomètres de ma terre d’origine. J’ai peur d’y retourner, j’ai peur de répondre aux presses turque et française qui me posent des questions sur les spectacles, de poster des commentaires sur les réseaux sociaux. J’ai peur aussi que les illuminés du net disent que si à ce moment précis, je monte des spectacles qui parle de soulèvements, c’est que je travaille pour l’Occident satanique qui a fomenté tout cela et que je suis putschiste. C’est bien entendu totalement absurde mais ils n’hésitent pas à inventer les scénarii les plus délirants pour intimider les artistes. Sur les réseaux, une armée de « trolls » accuse et menace tous ceux qui osent émettre la moindre critique sur le régime de faire partie du complot international des forces obscures, ainsi que leurs familles et leurs proches. Je pense à ma mère âgée qui y vit seule (et qui ne manque pas une occasion pour montrer son attachement aux valeurs laïques, en commandant par exemple un verre de raki dans des bars où il n’y a que des hommes ou en se baladant en maillot de bain à 80 ans dans des endroits improbables mais ceci fera l’objet d’une autre histoire). J’ai peur pour elle, pour mon frère, ma belle-sœur, ma nièce, mes cousins, mes amis proches qui ont peur pour moi. J’ai aussi peur de ne plus pouvoir y travailler librement, j’ai un projet de tournage en Anatolie sur lequel je travaille depuis quatre ans.

Nous nous taisons donc tous. Avec la peur au ventre et la honte de faire partie des taiseux de l’Histoire. Nous attendons. Nous observons, effrayés, pendus aux réseaux sociaux. Des dizaines de journaux, d’agences de presse, de maisons d’édition sont fermés. Universitaires et écrivains sont licenciés ou écroués. Il ne reste plus que les réseaux sociaux pour obtenir des bribes d’informations sur ceux qui sont limogés ou emprisonnés. La « presse » du gouvernement parle d’un groupe de putschistes qui aurait infiltré l’Etat. Twitter parle de tortures dans les prisons. On parle aussi des centaines d’écoles qui seraient transformées en établissements religieux à la rentrée. J’échange avec mes amis virés de leur boulot, qui se retrouvent sans protection sociale du jour au lendemain, dont les passeports sont confisqués ou ceux qui sont inquiets pour leurs enfants. Ils ne savent pas quoi faire, comment préparer la rentrée scolaire qui approche.

Sur le spectacle E-passeur.com, l’un des interprètes, Fehmi et mon assistante Defne sont turcs. Ils font le voyage depuis Istanbul pour assister aux répétitions et nous racontent que l’ambiance y est très lourde. J’alterne des moments de répétitions (formidables) et d’angoisses (insoutenables).

Je me sens vidée. J’attends.

Les deux attentes se confondent. Deux attentes que je connais bien depuis ma plus tendre enfance.

La première, délicieuse, est celle à laquelle j’ai goûté pour la première fois à l’âge de trois ans. C’est l’attente du soir de la première et c’est l’une des choses que j’aime le plus au monde. C’est proche d’un état amoureux où la mystérieuse chimie du cerveau joue des tours incroyables en injectant de la pényléthylamine (l’hormone de la passion), l’ocytocine (l’hormone de l’attachement), la dopamine, l’endorphine, la sérotonine, l’adrénaline, bref, une armée d’enzymes auxquelles je suis dépendante, tout comme aux derniers réglages de lumière, balances du son, essais de  costumes, montages vidéo, ajustements de scénographie, « italiennes » des comédiens, corrections de textes pour la presse, bref, à des centaines de détails qui échapperont aux spectateurs mais qui tiennent en éveil tous mes sens. Un moment béni des Dieux comme à chaque fois.

Tous ces talents qui se réunissent autour de ces mots que j’ai un jour écrits toute seule dans mon bureau, toutes ces compétences qui travaillent pour que l’on raconte tous ensemble la même histoire, m’émeuvent à chaque fois avec la même force. Je crois, depuis ma plus tendre enfance passée sur les plateaux, qu’il n’y a pas eu une seule fois où je n’ai pas été émue aux larmes par la force qui se dégage d’une troupe qui attend « sa première ». Et là, j’en ai deux pour le prix d’un, qui plus est dans le plus beau théâtre en bois du monde.

Puis, il y a l’autre attente, insupportable. Celle du destin inconnu de tout un pays (totalitarisme sans pitié, guerre civile, disparition d’une république laïque bientôt centenaire ?) accompagné d’une peur d’une autre nature, pas celle qui est joyeuse et ludique mais d’une peur qui tétanise et paralyse.

Lors de cette attente, j’échange beaucoup avec mes amis turcs à travers des groupes Messenger et Whatsapp. Nous parlons de choses et d’autres, puis très souvent, inévitablement, nous en venons à la même question : est-ce que « créer » sert encore à quelque chose ? Écrire, mettre en scène, composer, jouer, peindre, inventer des histoires, tourner ou monter des images ? Tous ces gestes qui nous sont familiers. Qui font de nous ce que nous sommes. Sans lesquels nous n’existons pas. Nous nous envoyons des messages, nous nous appelons tout en ayant peur des mots puisque nous nous savons sur écoute pour certains et pour d’autres, nous nous disons que ça ne va pas tarder. De temps en temps, nous imaginons des agents secrets (je ne sais pas pourquoi, habillés à la mode des années 30) devant leurs machines hi-tech avec des têtes de parfaits abrutis en train d’écouter nos conversations et nous nous adressons directement à eux avec humour. Nous feignons de parler philosophie, astrophysique ou cul, oui oui, le cul : une amie imite des orgasmes et cela nous fait beaucoup rire car nous nous disons qu’au même titre que les thèmes hautement intellectuels, l’amour doit faire partie des choses que les débiles fascistes ne peuvent pas comprendre. Une autre amie très coquette dit qu’elle ne fait plus que des chignons et qu’elle ne met plus de manteaux ou de jupes car les flics attrapent les femmes par les vêtements ou les cheveux. Elle nous envoie les photos de son nouveau look : je lui dis que je remercie la police car enfin elle a remplacé ses sacs à main hideux par des sacs à dos (plus pratiques pour courir) et nous rions. 

Oui, nous rions beaucoup pendant cet été 2016 alors qu’un changement de régime s’opère aux portes de l’Europe, au vu et au su du monde entier.

Et bien évidemment, mes monstres finissent par sortir des placards. 

Viennent donc me hanter les peurs de mon enfance. Des bribes de souvenirs que j’avais réussi à effacer d’un gros trait noir de la même manière que j’avais abandonné le turc pour adopter le français comme langue d’écriture.

Tous ces moments de terreur que j’avais occultés troquant mon hypermnésie et mon passeport turc contre une amnésie adoptée en même temps que ma première carte d’identité française, retrouvent maintenant l’éclat de flash blacks effrayants d’un film américain. 

Si on était au cinéma, j’aurais fabriqué des images très courtes, au filtre vert, un vert glauque, évoquant le passé. Des images qui viendraient entrecouper une séquence d’aujourd’hui, aux couleurs vives, où l’on verrait une troupe en répétition au fond de cette vallée lorraine, complètement protégée des tragédies du monde extérieur. J’opposerais la sérénité de ces montagnes aux images chaotiques des combats urbains de mon enfance, puis du régime militaire de mon adolescence. Il y aurait parmi ces images de beaux visages d’amis, de voisins, de collègues de mes parents, de « camarades » de mes frères enlevés, torturés, disparus… 

Il y aurait aussi celui de mon frère aîné, un intellectuel engagé depuis son adolescence et qui n’est plus là. 

Tous ces souvenirs se réinvitent dans ma tête, se réinventent et me torturent.

19 Juillet 2016 : Je prends le TGV pour aller au Théâtre du Peuple. Ce moment tant attendu depuis quatre ans, je vais le vivre maintenant. Deux de mes textes sont programmés aux légendaires Estivales de Bussang où je suis invitée à la fois comme auteure et metteure en scène. Je devrais être ivre de bonheur.

Mais non. Je ne suis pas heureuse. Je ne suis pas joyeuse. Je ne suis même pas malheureuse. Je suis comme morte. Je n’ai le droit de rien éprouver puisque la Turquie va si mal. J’ai tous les symptômes que connaissent bien les authentiques dépressifs comme insomnies, angoisses, sentiment d’inutilité, peur de l’avenir mais surtout l’insupportable « à-quoi-bonisme ». Le temps passe à un rythme morne, j’ai l’impression que les secondes qui filent n’apportent rien de nouveau. À quoi bon ?

Pouvoir penser encore au théâtre est honteux, « répéter » est un acte indécent. À quoi bon ?

Parler français me pèse. Ma langue d’accueil ne possède aucune des images dont j’ai besoin à ce moment précis. Ma langue maternelle me manque comme le vent du Bosphore, le ciel d’Orient et les épices de ma grand-mère. Je n’arrive pas à m’exprimer, je cherche mes mots, je m’entends parler avec un accent que je croyais avoir perdu depuis des années.

Le jour de mon arrivée à Bussang, je suis vide, épuisée, exténuée. Cela fait deux semaines que je ne dors pas.

Je mets mes affaires dans ma chambre et file au bar du Théâtre. La séance du Songe d’une nuit d’été a déjà commencé. J’entends les comédiens et les réactions des spectateurs dans la salle. Sachant que j’allais arriver tard, j’avais réservé ma place pour un autre jour pour voir ce spectacle mis en scène par Guy-Pierre Couleau. Mais soudain, j’ai quand-même envie d’entrer dans la salle, pour voir le moment de l’ouverture des portes. Bien évidemment, on n’a pas le droit d’entrer une fois que le spectacle a commencé, je le sais,  mais comme je suis l’auteure associée, je me dis que l’on me pardonnera, discrètement, je m’y faufile.

Et tout à coup, les mots de Shakespeare m’enivrent. La mise en scène est intelligente et ludique, les comédiens sont magnifiques, les costumes splendides, la scénographie fascinante. Je suis comme une enfant, émerveillée par tant de beauté. 

Les portes s’ouvrent sur la forêt, la lumière balaie le plateau, l’air se glisse dans cette immense et sublime grange. La magie pénètre nos âmes.

À ce moment précis, je sais. Je sais que non, ce que nous faisons n’est pas inutile. Raconter des histoires n’a jamais été inutile. À aucune période sombre de l’humanité, la comédie fut vaine.

De part et d’autres du cadre de scène, je relis, pour la énième fois l’inscription « Par l’art pour l’humanité ».

J’ai l’impression de ressentir pour la première fois mais de ressentir vraiment, le rêve de Maurice, ce jeune artiste de vingt-huit ans qui a fait inscrire ces mots en 1896.

Je me dis que non, il ne faut jamais se poser la question. Ne jamais se dire « À quoi bon ? ». Le Théâtre du Peuple est l’endroit d’une merveilleuse utopie et il est de notre devoir de continuer de la célébrer.

Par l’art, pour l’humanité.

 

 

Sedef Ecer